L’empowerment, un moyen de co-développement des éducations populaires en Europe
Introduction aux Guide Lines du projet SCATE

Olivier Las Vergnas,
Secrétaire général du réseau international des Cités des métiers,
25 septembre 2006,

Texte original en français

 

La formation entre transmission de normes et émancipation

Depuis des siècles en Europe, gouvernants, religieux et forces sociales populaires oeuvrent pour faire naître des systèmes éducatifs, pour partie normatifs et pour partie émancipateurs. Normatifs pour permettre la transmission de traditions, de rites et de cadres de référence, émancipateurs pour répondre à des finalités plus progressistes de développement individuel ou collectif de l’esprit critique et de la créativité : une grande variété de systèmes de développement de compétences ont ainsi été modelés, selon les lieux et les temps, par des autocrates féodaux, des révolutions populaires ou des religions émancipatrices ou scholastiques, agissant dans des nations unifiées ou des archipels de potentats indépendants.

Les deux derniers siècles ont été marqués par l'invention puis par une forte standardisation de l'instruction obligatoire, mais ils n'ont en rien stérilisé les différentes formes d'éducations populaires. Bien au contraire, des nécessités sociales aussi différentes que le maintien de la productivité tout au long de la vie des travailleurs et que la revendication du libre exercice de ses droits de citoyens en démocratie) les ont consolidé. L'exemple des mouvements d'éducation populaire en France ou du Folksbilding en Suède en porte témoignage.

Inventer aussi une école des savoirs choisis

De fait, l'instruction publique obligatoire est souvent perçue par les jeunes de nos pays comme une obligation douloureuse, ni motivante, ni gratifiante, où jamais personne ne choisit ce qu'il apprend. Inventée dans un contexte ambigu entre dressage des enfants fondé sur le par coeur et émancipation sociale, l'école d’aujourd’hui apparaît à certains comme une raffinerie sociale, où les individus n'ont que le droit de suivre les programmes scolaires qui les rangeront dans les cases et castes qui leur correspondent. A contrario, permettre à chacun de s'émanciper et de gagner en pouvoir d'action individuelle et collective par la construction et le partage de ses savoirs, tel pourrait être aujourd'hui une définition d'un projet de l'éducation populaire.

Vu sous cet angle, la question de la motivation et du libre choix de ce que l'on va apprendre est cruciale : donner une vision, voire un choix de ce que l'on va s'approprier permet de passer d'un schéma de savoirs subis à des savoirs choisis où, non content d'apprendre par des pédagogies actives, on revendique aussi le libre arbitre de construire soi-même ses programmes en gérant en toute transparence par soi-même ses besoins et ses motivations d'apprendre.

Il en va de même pour la question de la reconnaissance de la valeur des savoirs de chacun et de la possibilité de les échanger,  ce qui autorise tout à la fois la construction de nouvelles pédagogies et de nouveaux regards sur la relation entre savoirs et pouvoirs.

Paradoxalement, alors que les formes non scolaires d'éducation existent dans tous nos pays s’appuyant sur ces aspects, peu d'initiatives se sont développées ces dernières décennies pour favoriser leurs co-développements. Pourtant, la structuration des l'instruction publique obligatoire dans nos différents pays s'est faite de manière très variable selon les emprises politiques et religieuses : un peu comme une empreinte en creux,  les systèmes populaires d'éducations sont aujourd'hui très marqués par ces spécificités d'autant que contrairement à l'éducation formelle, ils n'ont que peu été standardisés et normalisés par les politiques des nations puis de la communauté européenne.  

 

Encadré : Un colloque vient de se tenir en France sur cette question de la diversité des éducations populaires
(Paris, 28 au 30 juin 2006, Groupe d’études historiques de la formation des adultes,
cf : http://www.gehfa.com/SeminaireEuropeen.htm ).

Comme le dit Francoise Laot (GEHFA) dans son introduction : «… Les changements économiques, politiques, sociaux et culturels, ainsi que le processus d'industrialisation partout en Europe ont eu un impact sur les idées et sur le développement d'actions d'éducation du "peuple" ou des classes "laborieuses". […]. Un des éléments-clés de ces débats, à l'échelle européenne, se trouve dans le conflit grandissant entre des initiatives philanthropiques ou religieuses de bourgeois ou de clercs issus de classes intermédiaires, qui visaient à organiser l'éducation pour les classes populaires, et celles de travailleurs et de femmes, s'organisant progressivement pour affirmer le droit des classes populaires d'organiser, de manière indépendante, leur propre éducation. Dans différents contextes nationaux, la construction idéologique de la Question sociale devint un moyen de combat pour l'accès à l'espace public et pour le contrôle de l'éducation du peuple. […] "Savoir c'est pouvoir" devint un drapeau brandi par de nombreux protagonistes dans la lutte contre l'oppression et le combat pour l'émancipation collective. "

[… Le XIX siècle a été fortement caractérisé] par un grand nombre d'échanges interculturels et transnationaux : échanges d'idées, d'expériences, d'initiatives. C'était, en fait, une importante période de développement de mouvements d'éducation d'adultes à dimension européenne. Récits de visites dans d'autres pays, journaux intimes, récits biographiques, publications et également conférences internationales, témoignent d'un intérêt commun et du projet, partagé par beaucoup, de résoudre la Question sociale par l'éducation, notamment par l'organisation de mouvements éducatifs européens. Les thèmes de ces échanges se référaient à des initiatives telles que les Universités populaires, l'extension universitaire, les universités ou les écoles supérieures du peuple, les cercles d'études, la vulgarisation scientifique, les associations d'éducation de travailleurs (WEA), les maisons du peuple, les bibliothèques populaires, les voyages culturels, les coopératives. Un trait important et largement partagé de ces initiatives était l'accent porté sur la solidarité et l'apprentissage mutuel et collectif dans le cadre d'activités associatives. Cela devint manifeste avec l'importance donnée à l'apprentissage collectif dans la vie quotidienne des hommes et des femmes au travail, en dehors des institutions éducatives. L'organisation de l'éducation des adultes était le plus souvent conçue comme une éducation sociale, mutuelle, collective, avec des formes parfois très innovantes d'éducation informelle reliées à des enjeux plus larges de participation et de développement social démocratique. Ces différentes initiatives partageaient souvent une importante identité associative et des pratiques d'éducation des adultes basées sur l'idée « d'apprendre ensemble » de manière solidaire. »

SCATE dans la ligne d’une double tradition européenne

 

Le projet SCATE (Study circle, a tool for empowerment), remet donc au goût du jour une tradition historique : inscrit dans la logique de l’émancipation il se fixe comme objectif de favoriser les échanges entre les diverses pratiques d’éducation non scolaire en Europe et associe plusieurs logiques complémentaires mises en œuvre au sein de petits groupes d'apprenants s'appuyant sur des méthodes de projets ou d'échanges de savoirs. Ces actions se retrouvent dans des cadres non formels ou informels et ont abouti à la mise en place d'autant de réseaux spécifiques. De fait, même si les pédagogies en question s'appuient sur des valeurs proches, ces réseaux travaillent peu ensemble. Voilà qui a suggéré de favoriser la connaissance réciproques de ces pratiques en Europe et d’étudier la pertinence d’hybrider entre elles certaines de ces méthodes.

 

L’empowerment, un concept qui focalise sur l’objectif et les valeurs défendues

Par sa définition centrée sur l’empowerment, le projet SCATE se positionne dans une posture spécifique, focalisée sur un objectif  final et a donc le mérite de mettre en valeur les bénéfices attendus. De fait, il se démarque en cela de nombreux projets, séminaires ou mises en réseau qui se définissent par des méthodes (pédagogie personnalisée, échanges réciproques de savoirs, point d’accès à l’autoformation) ou des outils (cyberbases, mediathèques numériques), voire des noms se révélant peu explicites à l’usage (Cités de métiers).

L'empowerment, un outil pour dépasser le clivage entre temps subis et temps choisis

Qu’on le veuille ou non, le souvenir de l’école fait classer, pour beaucoup d’entre nous, la formation dans le champ de l’effort et de la pénibilité A contrario, les lieux à vocation culturelle (musées, centres d’expositions, cyber-espaces) proposent des situations « agréables » d’appropriation de savoirs Or, force est de constater que ces lieux ne génèrent que très exceptionnellement, dans le cadre des temps choisis, des pratiques innovantes de formation des adultes repérées comme en rapport avec la « formation tout au long de la vie » ou la vie professionnelle. Cette question nous confronte à la séparation entre « loisir » et « utilité » : parler d’un usage formatif d’un lieu culturel relevant du temps choisi constitue un transgression de ce clivage, le signifiant "éducation" étant en général associé aux temps subis et "pratiques culturelles" aux temps choisis.

Remettre les savoirs émancipateurs en scène

 

A contrario, l’idée de « savoirs émancipateurs » transcende cette coupure et permet de lutter d’une part contre l’image de pénibilité qui a tendance à être attachée à toute action formative lié au travail et d’autre part à celle de futilité qui pourrait être associée à toute action relevant des temps choisis. Dans cet esprit le choix constitutif de SCATE de mettre en avant l'empowerment - concept transversal, attaché ni à la pénibilité ni au loisir- renforce le développement des réseaux qui se situent dans une logique hybride, entre autodidaxie et formation continue instituée..

 

La « société de le connaissance » attendue par chacun d’entre nous n'en est encore aujourd’hui qu'à ses premiers balbutiements. Certes les déclarations d’intentions ont envahi le paysage ; mais les pratiques d’émancipation par le partage des savoirs restent en fait marginales : elles sont chaque jour en butte aux assauts d’une triple volonté de marchandisation de toute activité, de normalisation de toute utopie et de rentabilisation à outrance de tout investissement. En affirmant haut et fort l’ambition de l’empowerment comme une priorité, en montrant la force de l’expérience suédoise et la richesse et la complémentarité des multiples réseaux, SCATE s’inscrit dans la palette d’outils pour refuser ce déclin programmé de l’éducation populaire.