Olivier Las Vergnas

DIFAP, CSI, novembre 1998

article enjeux pour AFP

 

 

5.
les cités des métiers : stations-services
pour la formation tout au long de la vie,
passeport pour la société de l'information

 

 

 

Marier une volonté culturelle avec des nécessités d'insertion et de formation professionnelles

 

 

C'est la volonté de la CSI de mieux remplir sa mission culturelle qui est à l'origine de la création de la cité des métiers (voir article introductif). De cette situation particulière d'un établissement culturel qui s'interroge sur sa responsabilité sociale ont résulté des alliances qui se révèlent doublement originales. D'une part la cité des métiers a tissé des liens nouveaux entre le monde de la culture scientifique et technique et celui de l'insertion-formation professionnelle, d'autre part, elle a permis la maturation d'un nouveau mode de mutualisation à l'intérieur même de la sphère insertion-formation, entre les différents acteurs. Il n'y a d'ailleurs là rien de surprenant. L'externalité de la CSI a amené à regarder et à formuler l'offre d'une manière différente : au lieu de raisonner en terme de prestations et de mesures, comme il est naturellement d'usage dans la sphère de l'insertion-formation, la cité des métiers a pu être pensée à partir des besoins de l'individu en information et conseil.

 

La logique fondatrice de la cité des métiers est celle de l'individu usager et acteur. La plate-forme a été conçue avec lui pour centre. Mais, bien sûr, un tel système ne peut exister uniquement en fonction des demandes de ses usagers : la cité des métiers comme toute bibliothèque ou centre de documentation est un outil de médiation entre des publics et des ressources. Son bon fonctionnement suppose une connaissance équivalente des deux extrémités de cette chaîne. Il s'agit donc d'y permettre l'interpénétration des deux organisations des idées et des préoccupations (voir article ILE[1]). Coluche définissait le technocrate comme une personne dont la réponse rend la question posée incompréhensible. A contrario, le métier des professionnels de l'information est de donner non seulement une réponse pertinente à court terme mais aussi l'intelligence du décodage de la question. Aussi est-il légitime de s'interroger sur les objectifs culturels qui sont sous-jacents à la cité des métiers.

 

 

Au croisement de la culture technique, de l'insertion et de la formation, les cités des métiers se révèlent avoir à voir avec des préoccupations aujourd'hui essentielles en Europe. Elles sont concernées par la construction de la société de l'information et par le développement de la formation tout au long de la vie, particulièrement dans la volonté actuelle de réduction des inégalités, en particulier vis à vis de l'emploi. En les regardant sous cet angle, on peut faire l'hypothèse que ces plate-formes du type cité des métiers préfigurent toute une série de nouveaux lieux que l'on va voir se multiplier, rendus nécessaires par les mutations en profondeur de nos sociétés développées. Les évolutions sociales auxquelles nous sommes confrontés induisent indéniablement de nouveaux besoins culturels, tant sur le plan de l'orientation et de la formation tout au long de la vie que sur celui de la société de l'information et plus généralement des nouvelles technologies. Or, ces nouveaux besoins induisent le même type d'alliances entre le monde culturel et la sphère de l'insertion et de formation que celles développées à la CSI.

 

 

Des alliances pour faire face à la disparition du système implicite d'héritage professionnel et développer une culture explicite de l'orientation

 

Il y a encore quelques décennies, les trajectoires professionnelles étaient surtout induites par le modèle familial. L'information sur la vie professionnelle et le travail procédait principalement de l'implicite et de l'imprégnation, d'autant que les métiers étaient fortement différenciés, faciles à nommer, à connaître et pour la plupart d'entre eux à rencontrer, souvent liés à des gestes, des outils, des machines, des modes de vie. Cette prédétermination presque héréditaire de l'orientation ne générait que peu de besoins d'information, d'écoute et de conseil au choix professionnel ou à l'élaboration de projets de vie, ce d'autant que le fléau du chômage massif ne dominait pas encore la situation économique. La notion de trajectoire ou de projet professionnel n'avait pas encore émergée, n'ayant alors que peu de nécessité sociale. Les dispositifs de promotion sociale étaient d'ailleurs peu nombreux, fondés sur le volontarisme et la persévérance et relativement balisés. La société d'aujourd'hui est radicalement différente et la disparition d'une telle imprégnation professionnelle se traduit symétriquement en terme d'incertitudes et d'ouverture. Puisque le système fonctionne de moins en moins implicitement, il faut alors trouver les moyens de donner à chaque citoyen la culture et les outils pour devenir explicitement acteur de son orientation et décideur de ses choix  professionnels. Atteindre un tel objectif passe par la mise en place d'alliance du type de celles construites à la CSI entre acteurs de la culture et de l'insertion-formation.

 

 

Des alliances pour faire face aux conséquences des accélérations technologiques et réduire au maximum l'analphabétisme technologique.

 

En ce qui concerne la société de l'information et des nouvelles technologies, les  conséquences des évolutions scientifique et technique et particulièrement de l'informatique sont omniprésentes dans la vie professionnelle. Le progrès technique n'est pas une nouveauté, son accélération non plus. Mais, l'époque actuelle correspond au franchissement d'un nouveau seuil : le rythme des innovations est devenu beaucoup trop rapide pour que l'instruction publique de Jules Ferry et la formation professionnelle de la loi de 71 suffisent à la maîtrise des outils, des savoirs, savoir-faire et savoir-être indispensables à une bonne intégration professionnelle et sociale. C'est quotidiennement qu'il faut aujourd'hui savoir décoder, voire accepter et utiliser alors à bon escient les fruits du progrès, faute de quoi, l'exclusion socio-économique n'est pas loin derrière l'exclusion technologique. Réussir le pari de la "formation tout au long de la vie" implique de se donner les moyens d'une acculturation technique permanente. Cette question concerne d'ailleurs non seulement l'informatique et la "société de l'information" mais aussi plus généralement toutes les nouvelles technologies et les nouveaux savoir. Les réponses viendront de la transformation en profondeur de l'appareil de formation continue et, là encore, de son hybridation avec  les acteurs culturels et ce tant en terme d'offre, qu'en terme d'information sur l'offre.

 

 

Des alliances pour construire des stations services pour la formation tout au long de la vie

 

Dans ce double contexte on voit donc, comme à la CSI, se développer quelques offres de services, adaptées à des besoins qui complètent, voire transforment, les fonctions traditionnelles de certains médias ou de lieux culturels. Apparaissent des initiatives comme des émissions de service à la radio ou la télévision, particulièrement sur La cinquième ou dans des bouquets satellites (Demain ! sur Canal Satellite), ou des points d'information thématiques dans quelques bibliothèques publiques, qui s'auto-attribuent des missions plus larges que la simple lecture publique. La place accordée à la vie professionnelle dans les rayons librairie des hypermarchés témoigne que la grande distribution prend aussi la mesure de l'importance de cette préoccupation pour ses clients.

Symétriquement, les dispositifs d'insertion, de formation professionnelle et de promotion sociale acceptent progressivement de se confronter à des objectifs culturels. D'une stricte définition finalisée, fonctionnant sur le registre de l'adaptation au poste de travail ou d'une formation à un métier unique et valable à vie, nous sommes passés à des missions largement plus ouvertes préparant de multiples évolutions et de multiples rebonds par transfert de compétences. Le strict esprit du livre IX du code du travail et de la loi de 71 s'élargit dans des initiatives comme ADAPT, programme du Fonds Social Européen visant à accélérer l'adaptation de la main d'oeuvre aux changements et singulièrement ADAPT Bis destiné à faciliter la transition vers la société de l'information et à minimiser les effets de l'exclusion sociale qui pourrait en résulter (c'est dans ce cadre que s'inscrit l'université ouverte de la société de l'information et des réseaux développée par la CSI, voir encadré page xxx). Le développement, malgré les difficultés réglementaires, de centres ouverts de ressources multimédias témoigne également de cet élargissement de l'appareil de formation professionnelle.

 

Au vu de ces développements, il apparaît logique que l'on assiste dans les années qui viendront à la multiplication de plate-forme du type cité des métiers. Ce mode d'organisation mutualisée, centrée sur les besoin des usagers et favorisant le passage de l'urgence au long terme s'inscrit dans les priorités sociales actuelles. De même que le milieu du siècle a été marqué par une volonté politique de développer la "lecture publique" et un réseau de bibliothèques ad hoc, notre époque pourrait être celle d'une impulsion de "stations services" de la formation tout au long de la vie, jouant aussi le rôle de passeport pour la société de l'information, voire de passerelle vers des dispositifs de développement culturel technique.

 

 

Aujourd'hui, nous sommes loin de cette situation et ce pour deux raisons. D'une part  Il n'existe toujours (au moment où ces lignes sont écrites) qu'une cité des métiers ouverte et les équipes projets des futures plate-formes nous font régulièrement part de leurs difficultés à obtenir des engagements fermes de leurs différents partenaires. Il s'agit d'ailleurs de problèmes de fond que de problèmes de moyens. D'autre part, la cité des métiers de La Villette est loin d'être aussi solide, exhaustive et accessible que l'on pourrait le souhaiter. Elle est en fait encore trop fragile, trop parcellaire et trop localisée, voire ardue.

 

Encore trop fragile, parce tous les partenaires ont à faire face à des problèmes de moyens et particulièrement de postes budgétaires. Il leur est souvent difficile de s'en abstraire et de se situer sereinement dans une logique durable et sans réserve de mutualisation de moyens pour répondre à un besoin mutuellement assumé. Le risque n'est pas nul de voir tel ou tel se retirer et déséquilibrer ainsi le partenariat.

Encore trop parcellaire, parce que les outils pertinents manquent pour faire le lien entre les préoccupations individuelles et les différentes ressources d'insertion, de formation et d'évolution professionnelle. Certains sont certes en cours de développement (voir encadré ILE), mais il y a fort à parier qu'il faudra encore attendre longtemps avant de disposer d'une base exhaustive et raisonnée de l'offre de formation utilisable par les usagers eux mêmes. Il faut aussi développer au mieux

Encore trop localisée, parce que les moyens de l'action à distance ne sont qu'embryonnaire. La naissance Parisienne n'a pas incité à l'invention de dispositifs performant d'accès à distance (hormis des modes d'emplois et des résumés d'événements sur internet) ou de manifestations délocalisées. Gageons que les choses avanceront vite avec l'ouverture des premières cités des métiers territoriales.

Encore trop ardue, parce que, par construction, elle est paradoxale. Elle est ouverte à tous, mais nécessite d'être prêt à être autonome pour être utilisée. Il faut donc la compléter de tous les dispositifs possibles pour en ouvrir au maximum l'accès au publics les moins qualifiés. Une vraie politique de réduction des inégalités et d'acculturation technique pour tous les publics est à ce prix.

 

 

 

 

Nous savons maintenant que l'année 99 verra l'ouverture de plusieurs plates-formes cité des métiers et ce au moins dans deux états Européens (France et Italie). L'offre en ligne va aussi se multiplier et d'autres sites internet vont rejoindre les deux d'ores et déjà existants (www.cite-sciences.fr et www.cité-des-métiers22.asso.fr). On peut d'ores et déjà faire l'hypothèse que l'existence de ces premières cités des métiers hors La Villette constituera une étape déterminante pour le développement d'autres projets, car elles fourniront des modèles économiques beaucoup plus transférables que celui de la CSI. A La Villette, nous allons en parallèle multiplier les outils de lien entre insertion et culture technique (voir introduction). Les savoir-faire et les expériences du réseaux devraient aussi se démultiplier très vite et sans doute aussi se diversifier. [2]. A nous, acteurs de ces plate-formes d'en organiser la mutualisation et la circulation, non seulement entre tous les professionnels de l'information et du conseil à la vie professionnelle, mais aussi entre tous les acteurs intéressés du monde culturel.

 



[1] : nous travaillons aujourd'hui sur un projet d'outil intitulé I.L.E. (informer, localiser, élargir). Il se propose de faire le lien entre les différentes requêtes des usagers et l'ensemble des ressources (de la cité des métiers, de l'ensemble de la CSI, voire d'autres lieux extérieurs). Il permet à la fois d'affiner sa préoccupation, puis de localiser ce qui va permettre de trouver des éléments de réponse. Cet outil s'appuie à la fois sur une analyse des représentations des demandes par les conseillers et de l'expertise des réponses. Une fois en place, on pourra bien sûr observer informatiquement les cheminements et améliorer progressivement le dispositif.

[2]Peut-être même le modèle "cité des métiers" donnera-t-il des idées à d'autres acteurs. Pourquoi pas des cités de la santé qui offriraient dans la même logique de mutualisation multipartenariale information et conseil de santé publique ?