Olivier Las Vergnas
Délégué à l'insertion, la formation et l'activité
professionnelles
Cité des Sciences et de l'Industrie
(juillet 1998, article à paraître dans "entreprise
et personnel")
Pour aider à anticiper les évolutions et ne pas
avoir à les subir
conjuguer action culturelle et dispositif d'insertion
Il y a
encore quelques décennies, les trajectoires professionnelles étaient surtout
induites par le modèle familial. L'information sur la vie professionnelle et le
travail procédait principalement de l'implicite et de l'imprégnation, d'autant
que les métiers étaient fortement différenciés, faciles à nommer, à connaître
et pour la plupart d'entre eux à rencontrer, souvent liés à des gestes, des
outils, des machines, des modes de vie.
Cette
prédétermination presque héréditaire de l'orientation ne générait que peu de
besoins d'information, d'écoute et de conseil au choix professionnel ou à
l'élaboration de projets de vie, ce d'autant que le fléau du chômage massif ne
dominait pas encore la situation économique. La notion de trajectoire ou de
projet professionnel n'avait pas encore émergée, n'ayant alors que peu de
nécessité sociale. Les dispositifs de promotion sociale étaient d'ailleurs peu
nombreux, fondés sur le volontarisme et la persévérance et relativement
balisés.
La
société d'aujourd'hui est radicalement différente et la disparition d'une telle
imprégnation professionnelle se traduit symétriquement en terme d'incertitudes
et d'ouverture. Il serait pour le moins regrettable que les individus ne
subissent que les conséquences négatives de cette transformation. Comment
éviter que cette situation ne génère que des inadéquations, des errances et des
déqualifications ? S'attacher à la meilleure adéquation formation initiale et
emploi ne suffit pas ; encore faudrait-il donner à chacun l'envie et les moyens
d'être l'acteur, voire même l'auteur de sa vie professionnelle. Ainsi, l'on mettrait
ce champ de liberté potentielle au service du libre arbitre en donnant plus de
possibilités à chacun de profiter de cette marge de manoeuvre.
A
partir de cette déclaration d'intention, de plus en plus nombreux sont ceux qui
affirment la nécessité d'une culture de l'orientation professionnelle à tout
âge[1].
Cette mise en culture de l'orientation ne recouvre pas seulement la
connaissance du monde du travail et des métiers, mais aussi l'éducation des
choix et la connaissance de soi. Connaître les possibles, savoir choisir et
connaître ses valeurs et ses limites sont en effet trois compétences
inséparables de toute orientation choisie. Les professionnels sont parfaitement
au fait de l'importance de chacun des termes de ce triptyque : l'information
sur les professions et les emplois sont au coeur des préoccupations de tous ;
l'apprentissage des choix et la connaissance de soi sont reconnus comme des
compétences-clés qui fondent l'autonomie de l'individu.
Si
cette importance de la mise en culture de l'orientation est largement acceptée,
l'attention n'est sans doute pas encore assez attirée sur la nécessité de faire
comprendre les changements actuels dans la nature même du travail. Ce dernier
se dématérialise et la mondialisation dérègle les fragiles équilibres
économiques de la planète. Réflexions, expérimentations voire (dé)
réglementations sur le temps se multiplient : temps aménagé, temps partagé et
partage du travail, contrat d'activité. Autant d'évolutions qui doivent
modifier les représentations du travail, d'autant qu'en filigrane, c'est sa
place même de valeur centrale dans l'équilibre individuel et collectif qui est en
cause : combien de temps encore la "profession" pourra-t-elle encore
affirmée comme composante essentielle de l'état civil d'un citoyen ?
Un
autre signal d'alarme doit être tiré en ce qui concerne l'apprentissage de
l'initiative et du projet : Inventer, créer son activité, son emploi ? Utopie
ou réelle possibilité ? Comment le savoir ? Qui se préoccupe aujourd'hui
d'aider à répondre à cette question ? Certes, il existe quelques organisations
qui soutiennent voire promeuvent des initiatives individuelles, mais force est
de constater que le système éducatif est frileux dans ce domaine, tout comme
d'ailleurs le monde économique. Ces questions révèlent un double manque : d'une
part peu de choses sont faites pour développer l'apprentissage du projet qu'il
soit économique ou non, d'autre part, la sensibilisation et la formation à
l'esprit d'entreprendre sont quasiment inexistantes. Tout concourt à ce que nos
concitoyens pensent que le seul salut professionnel se trouve dans la recherche
forcenée d'une offre d'emploi sur le marché fermé de la vie professionnelle.
Comment
agir pour le développement et le partage de cette culture de l'orientation ? Il
s'agit avant tout de questions culturelles, puisqu'il est question de faire
évoluer les représentations du travail et de la vie professionnelle. Au côté
des services de l'emploi, de la formation et de l'insertion, le système
éducatif, les médias et tous les acteurs culturels commencent à se mobiliser
directement. C'est ainsi que l'on voit se développer quelques offres de
services, adaptées à des besoins qui complètent, voire transforment, les
fonctions traditionnelles de certains médias ou de lieux culturels.
Apparaissent des initiatives comme des émissions de service à la radio ou la
télévision, particulièrement sur La cinquième ou dans des bouquets satellites
(Demain ! sur Canal Satellite), ou des points d'information thématiques dans
quelques bibliothèques publiques, qui s'auto-attribuent des missions plus
larges que la simple lecture publique. L'évolution des étalages des librairies
"tout public" est encore plus frappant : dans les rayons librairie
d'un hypermarché, la place accordée à la vie professionnelle est saisissante ;
la grande distribution, elle, ne s'y trompe pas.
Symétriquement,
les dispositifs d'insertion, de formation professionnelle et de promotion
sociale acceptent progressivement de se confronter à des objectifs culturels.
D'une stricte définition finalisée, fonctionnant sur le registre de
l'adaptation au poste de travail ou d'une formation à un métier unique et
valable à vie, nous sommes passés à des missions largement plus ouvertes
préparant de multiples évolutions et de multiples rebonds par transfert de
compétences. Le strict esprit du livre IX du code du travail et de la loi de 71
s'élargit dans des initiatives comme ADAPT, programme du Fonds Social Européen
visant à accélérer l'adaptation de la main d'oeuvre aux changements et singulièrement
ADAPT Bis destiné à faciliter la transition vers la société de l'information et
à minimiser les effets de l'exclusion sociale qui pourrait en résulter. Le
développement, malgré les difficultés réglementaires, de centres ouverts de
ressources multimédias témoigne également de cet élargissement de l'appareil de
formation professionnelle.
Ce
double courant rend la situation propice à la conjugaison des efforts culturels
d'une part et de gestion de la vie professionnelle d'autre part. Ainsi
assiste-t-on à la naissance d'initiatives hybridant les compétences, où
oeuvrent de concert des acteurs de la sphère culturelle et des dispositifs
d'insertion et de formation.
C'est
ainsi que la Cité des Sciences et de l'Industrie (CSI) s'est impliquée, en
étroit partenariat avec les services compétents, dans une politique
d'information et de services dans le champ de l'anticipation professionnelle et
de l'évolution du travail et des métiers. Ouverte depuis onze ans, la CSI avait
d'abord déployé ses moyens pour répondre principalement à deux missions. Etre,
d'une part, un lieu de loisir
touristique et culturel et, d'autre part, un outil complémentaire de l'éducation initiale. La CSI s'était ainsi
conformée aux missions traditionnelles d'un musée scientifique, technique et
industriel. Mais l'établissement s'est aussi progressivement lancé sur une voie
complémentaire, celle d'être utile en terme d'insertion et d'orientation professionnelles[2].
L'ouverture
de la cité des métiers il y a cinq ans, a été la marque la plus tangible de
cette volonté d'utilité sociale directe. Cet espace d'information et de
services de 600 m· est destiné à toute personne qui cherche à choisir son
orientation, trouver une formation, trouver un emploi, changer sa vie
professionnelle, créer son activité. Sa finalité première est de contribuer à
rendre chacun plus acteur de sa vie professionnelle. Elle accueille tous les
publics, quel que soit leur âge, leur statut, leur niveau de qualification.
Depuis son ouverture, cette plate-forme a reçu une moyenne quotidienne de plus
de 1200 usagers, soit, au total, plus d'un million cinq cents mille. Du mardi
au samedi, chacun y peut bénéficier d'entretiens, sans rendez-vous, avec des
conseillers ou accéder librement aux 40 écrans et 4000 ouvrages. Une vingtaine
de conférences, rencontres, forums et ateliers sont également proposés
mensuellement (comme des journées de recrutement, des séminaires sur
l'évolution des professions, des rencontres jeunes-professionnels).
La
première des particularités essentielles de ce dispositif est qu'il est
co-animé par des partenaires[3]
qui ont mis là ensemble leurs ressources pour répondre à un besoin social
commun : il s'agit d'une mutualisation de moyens au service d'une meilleure
insertion et évolution professionnelle des individus. La seconde particularité
de la cité des métiers est d'être centrée sur les besoins des usagers. L'espace
et la signalétique sont organisés autant que faire se peut en suivant la
hiérarchie des préoccupations des individus. Toute proposition (conseil, outil,
événement) est conçue et présentée en liaison avec un objectif qu'elle permet
d'atteindre. Ainsi, les conseillers des diverses institutions oeuvrent-ils sous
des enseignes indiquant une préoccupation, comme "changer sa vie
professionnelle" ou "créer son activité" par exemple et non des
logos d'institutions ou des mesures administratives..
Cette
plate-forme remplit de manière mutualisée trois fonctions nécessaires et
complémentaires aux réseaux des services de l'emploi, de la formation et de
l'orientation. En amont, elle est à la fois aiguillage et vitrine ; en aval,
elle est "service consommateur" et n'assure pas de suivi individuel.
C'est l'usager qui reste intégralement propriétaire de ces démarches. La cité
des métiers complète donc les lieux habituels des réseaux, comme les CIO, les
ALE, les missions locales, les centres de bilan et autres points "entreprendre
en France" sans faire double emploi. Elle se différencie en cela
radicalement du traditionnel concept de "guichet unique", qui lui
réunit en un même lieu les services habituels des différents réseaux, dans une
simple logique de regroupement géographique. Les institutions et les personnels
qui la co-animent y développent d'ailleurs de nouvelles façons de travailler et
de nouvelles compétences, qui transforment les métiers traditionnels des divers
conseillers à la vie professionnelle[4].
La
question principale que l'on peut se poser est de savoir pourquoi de tels
équipements ne sont pas plus fréquents ? Ne devrait-il pas y avoir de multiples
dispositifs de sensibilisation, d'information, voire d'élaboration de parcours
professionnels en complément des réseaux et systèmes curatifs où l'on ne se
rend hélas que sur prescription, et encore à reculons ? Les nouvelles
médiathèques publiques qui ouvrent leurs portes dans les grandes métropoles ne
devraient-elle pas, presque par construction, comprendre des espaces de service
à la vie professionnelle ? Toujours est-il que ce concept a suscité l'intérêt
de plusieurs partenaires territoriaux qui souhaitent s'en inspirer pour créer
des plates-formes respectant les mêmes principes. Une quinzaine d'équipes
projets inter-institutionnelles se sont constituées, comme à Nîmes, dans les
côtes d'Armor et dans plusieurs villes italiennes. Parallèlement, la CSI a
formalisé le concept de cité des métiers en créant un label, correspondant au
respect d'une charte et d'un cahier des charges, attribué par un comité de
labellisation. Dans ces documents, une cité des Métiers se définit comme un
lieu multi-publics, multi-partenaires, multi-usages (tous les modalités de
consultations et d'information) et multi-thèmes (tous les aspects de la vie
professionnelle, tous les secteurs). Ils précisent également qu'elle doit être
centrée sur les usagers et en accès libre et gratuit. Le label "cité des
métiers en projet" a été attribué en décembre 1997 au projet de Nîmes et
du Gard, et en janvier 1998, à celui des côtes d'Armor. L'ouverture au public
de ces deux plates-formes est prévue avant le début de l'année 1999[5].
A la
différences de ces futures cités des métiers, celle de la Cité des Sciences et
de l'Industrie a la particularité de s'intégrer dans un lieu de culture
scientifique et technique et cette intégration apporte indéniablement une
richesse supplémentaire au concept : il n'est pas aujourd'hui de profession qui
ne soit bouleversée par l'évolution technique et scientifique. Dans les métiers
traditionnellement techniques, mais aussi dans les administrations, les
secteurs des communications, du commerce, de la santé, des loisirs et de la
culture, la technologie et le progrès scientifique sont au coeur de la vie
professionnelle de chacun. Aider à mieux identifier les transformations du
travail et des professions pour donner aux concitoyens le moyen d'être acteurs
de leur vie, de préparer avec leurs enfants des projets professionnels
crédibles, voilà sans doute des enjeux cruciaux du développement d'une culture
scientifique et technique pour le plus grand nombre.
C'est
dans cette logique qu'à l'occasion de l'exposition "nouvelle image,
nouveaux réseaux, passeport pour le cyber monde", la CSI a profité du
programme d'initiative ADAPT du Fonds Social Européen pour mettre en place une
"université ouverte de la société de l'information et des réseaux".
Ce dispositif se propose de sensibiliser et de diffuser largement les
informations et les questions vives sur les transformations du travail, des
professions, de l'emploi et de la formation professionnelle induites par le
développement des nouvelles technologies de communication.
Cette
question recouvre deux aspects complémentaires. D'une part, les interrogations
individuelles se multiplient, tant sur l'avenir de chaque profession que sur
les possibilités de formation professionnelle ; d'autre part, nombreux sont les
partenaires sociaux, les acteurs et les pouvoirs publics qui se dotent de
systèmes d'observation, voire d'anticipation des évolutions. Nombreux sont
aussi les acteurs de la formation qui mettent en place de nouveaux systèmes de
formations plus ouverts. Lier ces deux aspects, préoccupations individuelles et
travail prospectif est indispensable, en particulier pour permettre à chacun de
s'orienter et de se former tout au long de sa vie. Permettre ce lien est
l'ambition de cette université ouverte. Il ne suffit certes pas de proclamer
une telle finalité pour la réaliser. Il pourrait même sembler utopique de
prétendre, par un seul dispositif, faire le lien entre "le grand
public" et les experts. Atteindre ce but nécessite en réalité de
développer plusieurs approches parallèles : ainsi, les débats sont-ils
accessibles au plus large public, mais y participent également des relais
d'opinion, des conseillers professionnels et des partenaires sociaux ; ainsi le
dispositif parie-t-il sur la mise en place progressive d'un système de
dissémination des contenus par les multiples acteurs concernés.
Concrètement,
le coeur de l'université ouverte est un double cycle de rencontres et ateliers
en visioconférences relayé par des réseaux informatiques[6]
en liaison avec des médias spécialisés (en particulier la chaîne Demain ! du
bouquet CanalSat). Un premier volet s'intéresse la formation professionnelle ;
mélangeant démonstration de dispositifs et débats, il aborde les questions
liées aux transformations de l'appareil de formation liées aux nouvelles
technologies de l'information et de la communication, en particulier les
formations ouvertes et à distance, l'accessibilité de la formation, la
validation, le contrôle, le financement. Le Forum Français pour la Formation
Ouverte et à Distance a été chargé de sa mise en œuvre . Un second volet
propose de débattre sur l'évolution des professions et du travail au cours
d'une série de conférences, certaines intersectorielles, d'autres plus
spécialisées. Un cabinet Luxembourgeois spécialisé "Etudes et
Formation" en assure la mise en oeuvre. L'ensemble de ces événements est
d'accès libre et gratuit et l'ensemble des productions (textuelles, audios et
vidéos) sont diffusées libres de droits. Un large appel est lancé à tous les
organismes qui souhaitent s'associer à cette université ouverte. En effet, le
succès réel de cette opération tiendra surtout à sa capacité à mobiliser les
acteurs qui partagent ses objectifs. Ainsi s'inscrira-t-elle dans les réseaux
existants, les dynamisera-t-elle et peut-être même les fera-t-elle bourgeonner
pour assurer de nouveaux liens entre publics-citoyens et experts.
La
cité des métiers et l'université ouverte de la société de l'information et des
réseaux constituent deux exemples d'êtres hybrides nés de l'alliance entre
l'appareil culturel et l'appareil d'insertion-formation. Du point de vue
d'observation particulier que constitue la cité des sciences et de l'industrie,
il semble aujourd'hui que le développement de ce type d'alliance soit un des
moyens indispensables pour faire face au conséquences de l'accélération
scientifique et technique. L'époque actuelle correspond en effet au
franchissement d'un nouveau seuil : le rythme des innovations est devenu
beaucoup trop rapide pour que l'instruction publique de Jules Ferry et la
formation professionnelle de la loi de 71 suffisent à la maîtrise des outils,
des savoirs, savoir-faire et savoir-être indispensables à une bonne intégration
professionnelle et sociale. L'exclusion socio-économique n'est pas loin
derrière l'exclusion technologique. Face à ces risques, espérons que l'ensemble
des acteurs concernés sauront allier leurs efforts pour inventer et mettre en
œuvre de nouveaux dispositifs pertinents et vivaces.
[1] Voir "pour une culture de l'orientation, CSI, Le monde éditions et Syros, Paris 1996
[2] Voir Alliage, n° 29-30, La culture scientifique et technique face aux fractures sociales : la cité des métiers à La Villette
[3] la cité des métiers est animée par des professionnels de l'AFPA, de l'ANPE, de la Boutique de gestion de Paris, du CESI, du CIME, du CIO média-com, du CNED, des DAFCO/GETA et du réseau des CIBC.
[4] Voir le monde (supplément initiatives) du 17 juin 1998 : la cité de la villette renouvelle les pratiques d'orientation
[5] Voir le monde (supplément initiatives) du 3 juin 1998 : un service public "nouvelle génération, la cité des métiers essaime en France et à l'étranger
[6] Le programme détaillé ainsi que les synthèses de l'université ouverte de la société de l'information et des réseaux sont disponibles sur les sites internet suivant : http//www.cite-sciences.fr (rubrique cité des métiers) et sur http//www.ardemi.fr/fffod. Infos par fax au 01 42 05 59 55.