Attractivité des études scientifiques :
 crise de foi, retour d'affection
et main invisible du progrès


Document de travail, 19 février 2006, Olivier Las Vergnas, o.lasvergnas@noos.fr

Crise de foi et désaffection présumée

Au dire de beaucoup d’experts, « la désaffection des élèves et des étudiants vis-à-vis des filières scientifiques est préoccupante pour nos entreprises et notre compétitivité au plan international[1] Cette même inquiétude est présente dans le constat initial du rapport de la commission des affaires culturelles du Sénat de 2003 sur « la culture scientifique et technique pour tous, une priorité nationale » ; ce rapport affirme que « la régression des vocations pour la science, les techniques et les emplois qui y sont liés est même inquiétante». Le plan 2004 des Ministères de la Culture et de la Recherche pour « la diffusion de la culture scientifique et technique » indiquait quant à lui en introduction que « l'ambition économique de la France nécessite de plus en plus l'orientation des jeunes vers les filières scientifiques et techniques. Or les vocations scientifiques reculent. Les inscriptions dans les filières de sciences de la matière diminuent par exemple de 4 % par an. » [2].

 

Une énième prise de position alarmante de l’OCDE sur ce sujet vient d'être publiée par la revue "La Recherche" et reprise par l'agence AEF (Dépêche n°61041, Paris, 3 février 2006), sous le titre "Désaffection pour les sciences: la France particulièrement concernée selon une enquête de l'OCDE". Le résumé publié par l’AEF est donné dans l’encadré 1.

Encadré 1 : une onde de choc, ébranlant jusqu'aux structures du système éducatif

L'OCDE doit publier des recommandations sur la désaffection des jeunes pour les études scientifiques en février prochain avec une version définitive de son rapport à l'été 2006. D'après "La Recherche" (pp. 56-59) qui s'appuie sur une version de travail datant de novembre, "le remarquable travail mené par l'OCDE devrait créer une onde de choc, ébranlant jusqu'aux structures du système éducatif de maints pays". Dans trois pays de l'enquête, on constate "une baisse nette du nombre total de doctorats en sciences et sciences de l'ingénieur, toutes disciplines confondues. Il s'agit de la France, des États-Unis et de l'Allemagne." Dans trois pays également, on constate "une baisse nette des entrants en sciences dans le supérieur: la France, le Japon et la Belgique (Flandre). La France connaît même la baisse la plus forte de la part des doctorats en sciences et ingénierie."

 

Parmi les "forces convergentes" qui contribuent à expliquer ce phénomène général, la revue cite notamment "l'explosion du secteur tertiaire" et… le succès des filles à l'école. Obtenant de meilleurs résultats, la préférence des filles pour "les matières qui impliquent du social, de l'humain, du vivant" fait "pencher mécaniquement les courbes vers les disciplines non scientifiques ou les sciences du vivant et le médical". Par ailleurs, "l'intérêt pour la science et le crédit qui lui est accordé semble d'autant plus faibles que le pays est riche et développé". Pour "La Recherche", le système éducatif est "de toute évidence" un peu partout "sur la sellette". "Les enseignants du primaire sont peu qualifiés en sciences et technologie. Dans le secondaire et au-delà, l'enseignement des vieilles disciplines est jugé vieillot." Le rapport conclut que "c'est sur le système éducatif que la réflexion doit porter. En priorité."

 

Arnaud Lavorel, d'après La recherche et OCDE © Copyright L'AEF - 2006"

Seules les études non professionnalisantes  subissent une « désaffection » 

Or, ces points de vue alarmants ne semblent pas partagés par tous. Certains de ceux qui regardent globalement les données issues du Ministère de l’éducation nationale affirment dans le même temps qu’« on ne peut pas parler de désaffection des sciences au niveau des bacheliers de l'enseignement secondaire en France » [3]  et qu’« il n'y a pas de désaffection pour les études scientifiques au niveau de l'enseignement supérieur» [4] .  Ainsi, au delà des prises de position de principe, de fortes divergences d’interprétation apparaissent.

 

La première chose à faire est de regarder les données disponibles. Les interprétations en terme de désaffection se fondent sur la baisse spectaculaire des inscriptions en DEUG de sciences (de 52 à 32 milliers par an entre 1995 et 2001) et sur un tassement du nombre de nouveaux bacheliers scientifiques (il est passé par un maximum de 19,5% d'une classe d'âge en 1994 et est retombé depuis à 14,8% en 1998 et se trouve aujourd'hui aux alentours de 16,5%).

 

Ce constat est largement à tempérer, car ces évolutions peuvent aussi s'interpréter comme l'effet d'une préférence aux études jugées plus professionnalisantes. Ainsi, DUT, BTS et classes préparatoires scientifiques ne subissent pas le même effet et au total, et au final, comme le montre la figure 1 c'est un ratio quasiment stable (de 1995 à 2001) de 55 bacheliers scientifiques sur 100 qui poursuivent des études scientifiques ou technologiques.

figure 1 : un ratio constant de 5,5 bacheliers S sur 10 poursuit des études scientifiques ou technologiques (hors médecine et pharmacie), source rapport Porchet et MENR

 

Quant à la baisse des baccalauréats scientifiques, elle doit être également pondérée : certes, le nombre de Bac S est passé de 139 à 129 milliers sur a période 1995-2002 (soit - 6,5%) ; mais il faut avoir en tête que sur la même période 1995-2002, les bac littéraires sont passés de 71 milles à 50 milles (soit -30%) et les Bac pro de 67 à 93,5 milles (soit +40%), les Bacc sciences éco et techno ayant eux peu variés (Bac ES en légère croissance de 76,5 à 79 milles et Bac techno à l'équilibre ayant passé de 138 à 141 milliers avec un max en 152 milles en 2000) [5].

 

 

figure 2 : évolution des effectifs des bacheliers par série, source MENR, DEP

 

En guise de crise des vocations, un contournement des DEUG par les DUT 

 

C’est ainsi que le rapport Porchet  [6] affirme qu’ "on ne peut pas parler de désaffection des sciences au niveau des bacheliers de l'enseignement secondaire en France" ; tandis que le rapport Duverney [7] (op. cit. p 16) complète pour le premier cycle universitaire : "Il n'y a pas de désaffection pour les études scientifiques au niveau de l'enseignement supérieur".

 

Ainsi, les phénomènes que l’on observe résultent surtout  d’une préférence des jeunes pour les études professionnalisantes [8]. Le rapport Porchet est explicite sur ce point : « Les bacheliers S recherchent en priorité des filières professionnalisantes (81 % des souhaits exprimés), à effectifs réduits et bien encadrées (proche de la structure du lycée). On constate que cette offre de formation est abondante dans le secteur sciences et technologies (IUT, STS, CPGE). Un étudiant qui souhaite faire des études juridiques est obligé d’aller à l’université alors que l’université n’est pas un passage obligé pour les études scientifiques (exception faite des études médicales). Les DEUG scientifiques résistent mal à cette concurrence car leur image relayée dans le public et les médias persiste à évoquer l’anonymat, les amphis surchargés et l’absence de lisibilité professionnelle. Le terme de désaffection peut être retenu essentiellement pour le premier cycle scientifique universitaire (la baisse des effectifs dans le secteur de la Santé est atténuée en raison du numerus clausus de fin de première année). On observe en effet, qu’un nombre croissant de bacheliers à vocation scientifique, tente de contourner le DEUG et d’enchaîner sur un second cycle à l’université. Le DEUG Sciences et technologies est  en cause. Il doit intégrer les attentes des bacheliers ou accepter de voir ses effectifs continuer à baisser. »

 

 

Quant aux données de l'OCDE mentionnées dans « La Recherche » et qui viennent de servir de base à un colloque intitulé "Declining student enrolment in science and technology courses : Is It Real? What Are The Causes? What Can Be Done? "[9]. elles se révèlent compliquées à interpréter car les auteurs mélangent niveaux de diplômes, valeurs absolues et relatives et amalgament "sciences" et "ingénierie", sans vraiment définir « sciences » [10].

Un brouillage d’image par manque de recul

A la lumière de ces données, c’est la confusion qui règne dans les esprits sur cette question qui est surtout frappante. L’encadré n°3 est tout à fait significatif à ce propos, rapprochant trois articles publiés à quelques mois d’intervalles par le journal « Le Monde » qui se contredisent ; le plus ancien d’entre eux, titré « La filière scientifique souffre d'une image brouillée » restant le plus clair.

Encadré 2 : les avatars de la désaffection dans le Monde (2003-2004)

« Le Monde »  (signé Antoine Reverchon) a publié le 27 avril 2004, sous le titre « L'Académie s'en prend au mythe de la « désaffection » pour les sciences » un article en forme de démenti : « Les effectifs ne baissent pas mais les étudiants délaissent les matières fondamentales au profit de spécialités appliquées. Parmi les ingrédients de la crise de la recherche en France figure en bonne place la désaffection à l'égard des études scientifiques. Chiffres à l'appui, nombreux sont les rapports qui ont sonné l'alarme, craignant que la baisse du nombre d'étudiants engagés dans les filières scientifiques n'interdise de compenser les départs massifs en retraite des chercheurs et des enseignants dans les prochaines années. »

Il suivait  un autre article titré « Comment redonner aux élèves le goût des disciplines scientifiques » (3 décembre 2003, signé lui Pierre Le Hir) Au moment où commence un débat national sur l'école, la désaffection massive dont souffrent certaines filières, en partie liée au manque de perspectives professionnelles dans la recherche, exige de repenser la transmission des savoirs, du primaire à l’université. La France va-t-elle bientôt manquer de professeurs de sciences et de chercheurs ? Le risque est réel, avec la DÉSAFFECTION des jeunes pour les filières scientifiques. En cinq ans, les effectifs ont chuté de 46 % en premier cycle universitaire de physique-chimie, et de 27 % en sciences de la vie et de la Terre.

A signaler le 30 septembre 2003 « La filière scientifique souffre d'une image brouillée », toujours de Pierre Le Hir « La désaffection des jeunes pour les sciences fait craindre une pénurie de chercheurs. Près de 5 300 candidats se sont présentés cette année aux concours d'entrée au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), pour 357 postes. En 2000, ils n'étaient qu'un peu plus de 4 000 postulants. Qui a parlé de crise des vocations scientifiques ? « La demande reste très forte, constate Michel Lannoo, directeur du département des sciences physiques et mathématiques. Nous n'avons aucune difficulté à trouver, dans les disciplines de base, des recrues de qualité »

 

Le mérite de ces articles est de ne plus seulement considérer la question sous l’unique angle de la « désaffection », mais de prendre en considération celles des débouchés. Or, là les choses sont sans équivoque : il y a toujours plus de 10 candidats pour un poste au CNRS [11] et il est évident en analysant le marché du travail  que l’on ne peut aujourd’hui parler de pénurie de chercheurs en France. La réalité est bien plus à la pénurie de postes et de contrats qu’à celle de candidats. En témoignent plusieurs études, comme le dernier rapport du CES sur l’insertion des jeunes diplômés du supérieur [12] ou une récente étude du Cereq « Retournement démographique et gestion des compétences dans les établissements publics de recherche finalisée » publiée par Agnès Legay et Sylvie Monchatre [13] qui indique que "les viviers d’étudiants ne sont pas si asséchés qu’il y paraît. La réduction des effectifs dans les filières scientifiques touche inégalement les disciplines. On observe en réalité une redistribution des flux davantage qu’une désaffection, en raison notamment du développement des filières professionnalisées". Notons aussi la confusion créée par le fait de considérer des amalgames de toutes les  « disciplines scientifiques » confondues. Les sciences humaines mériteraient bien un traitement spécial en la matière : personne ne se risque à parler aujourd’hui d’une pénurie de sociologues ou d’anthropologues.

Encadré 3 : A contrario, le problème vient des postes disponibles, en particulier aux CAPES scientifiques

De fait, le risque de non renouvellement des enseignants de sciences est préoccupant, mai non pas manque de candidats, mais par manque de postes ouverts au recrutement : les effectifs des candidats au CAPES de sciences ont chuté de 18000 à 12000 de 1997 à 2002, un diminution qui a suivi avec quelques années de décalage la réduction de 50% du nombre de postes ouverts (de quatre à deux milles) au maximum de la courbe à savoir entre 1994 et 1996. Depuis 2002, la situation a empiré : 2897 postes externes et 11834 candidats en 2002, 2920 postes et 11009 candidats en 2003 puis seulement 2269 postes en 2004 pour 10973 candidats (soit –21% sur la dernière année, source MEN, DEP). A signaler également, la corrélation entre la courbe des postes ouverts et celles des effectifs des candidats : Cette dernière la suit, décalée de cinq ans, sans doute le temps du découragement des putatifs candidats.

 

Fig 2-3 : évolution des ouvertures de postes aux CAPES scientifiques

 

Source de la courbe :  http://www.sfc.fr/SocietesSavantes/CAPES.pdf .

 

 

En ce qui concerne les recrutements de l’éducation nationale et des EPST

(Données MENR, DPE A6):

 

Le "vivier" des qualifiés en sciences (i.e. ceux qui ont un doctorat en sciences et dont la qualification à occuper des fonctions de maître de conférences a été reconnue par le Conseil national des universités) était de 11463 personnes avant les opérations de recrutement de l'année 2005 (1ère session). Or, dans les disciplines scientifiques, n’ont été recruté que 852 personnes pour occuper des fonctions de maître de conférences. Le calcul est donc simple: 852/11463 = 7,4% des candidats docteurs « qualifiés ».


Les perspectives dans les EPST sont elles aussi limitées: en 2005, les trois organismes (CNRS, INRA, INRIA) ont recruté 708 personnes, toutes disciplines confondues (scientifiques ou non).

 

 Dans l'enseignement supérieur, on peut extrapoler l'effet du PACTE pour la recherche. 800 créations de maîtres de conférences par an jusqu'en 2010 (soit 4000 nouveaux postes) toutes disciplines confondues (soit environ 400 créations de MCF par an pour les seules disciplines scientifiques) même avec ces créations dès 2005, l'enseignement supérieur scientifique aurait embauché (852+400)/11463= 10,9%. Soit toujours à peine plus qu’un dixième des candidats.

D’où vient cette invention de la crise des vocations ?

Donc,  a contrario, pas de pénurie de candidats, mais pénurie de postes. Comment une telle représentation d’une situation « alarmante » continue-t-elle alors d’être colportée sans être réellement démentie ? Certes, de tels décalages entre les discours sur les « tensions de recrutement » et la réalité du marché du travail sont  fréquents et à ce titre le secteur des filières scientifiques ne constitue pas un cas unique. La situation des infirmières constitue un exemple éclairant : c’est un secteur qui souffre à la fois de pénurie de recrutement et d’un fort taux d’échec aux principaux concours de recrutement : (il n’y a pas de concours commun aux différentes écoles).

 

A noter d’ailleurs que les tenants des études littéraires ont des protestations tout à fait symétriques, comme en témoigne par exemple une « note sur l’avenir de la sérié L » du groupe « lettres » de l’inspection générale de l’EN [14], qui expose : « La présente note s'appuie en premier lieu sur un constat : l'affaiblissement progressif de la série littéraire, qui risque de devenir irréversible, voire fatal, s'il se poursuit et si le taux de fréquentation des élèves passe sous la barre des 10 %. Inversement, les polémiques qui ont agité les milieux universitaire et politique depuis deux ans autour des nouveaux programmes de lycée et des nouvelles épreuves de français du baccalauréat ont monté combien la question de l'enseignement de la littérature reste inscrite au cœur des débats sur la société. Ce déclin de la série L met particulièrement en relief l'urgence qu'il y a à repenser l'architecture générale des enseignements au Lycée dans la perspective d'une orientation des élèves (par rapport à des débouchés et au marché de l'emploi). » [15]

 

Peut-on alors conclure que, comme la plupart des disciplines et corporations, les scientifiques font surtout du « lobbying de principe » pour leur chapelle ? Ne s’agirait-il là que de faire appel à l’enthousiasme des étudiants pour faire pression sur les gouvernants afin qu’ils tiennent leurs engagements et n’oublient pas d’investir dans la recherche [16] ?  A cela s’ajoute la crainte que les départs à la retraite dus au vieillissement (comme dans la plupart des secteurs professionnels) se combinent avec la forte relance des créations de postes dans la recherche que tous appellent de leurs vœux et qui  ne manquera pas d’advenir... Exemple typique de ce discours [17] : "La décennie (horizon 2010) qui s'amorce est cruciale : la France, comme l'ensemble des autres pays occidentaux devra recruter un très grand nombre de cadres (enseignants, enseignants-chercheurs, chercheurs, ingénieurs) et techniciens tant dans le domaine public que privé. C'est la conséquence des créations "normales" d'emploi liées à l'innovation technologique (20% des créations) mais surtout des départs à la retraite (80% des créations). [..] De toute façon, nous ne pourrons mobiliser l'énergie des étudiants que si cet effort est récompensé par une insertion professionnelle en adéquation avec leur formation universitaire... ». Voir à ce propos le point de vue exprimé dans l’encadré 4 « la recherche refuse l'euthanasie ».

Encadré 4 : la recherche refuse l'euthanasie

La recherche refuse l'euthanasie par Henri Audier, administrateur du CNRS, membre du Collectif national de Sauvons la recherche : « pénurie de chercheurs, manque de moyens et de crédits, l'avenir scientifique est en danger ».

 

Aggraver la pénurie de scientifiques qui se profile, c'est programmer le suicide d'une nation. Cela ne sera pourtant pas faute de l'avoir dit et redit : la France et l'Europe vont manquer cruellement d'ici à quelques petites années de scientifiques, d'ingénieurs, d'universitaires, de chercheurs du secteur public ou privé. Depuis cinq ans, nombreux sont ceux qui ont tiré la sonnette d'alarme, individuellement ou collectivement, de l'Académie des sciences aux syndicats. Cette catastrophe programmée est confirmée avec éclat par deux rapports de l'Inspection générale de l'Education nationale et de la recherche (Igenr), qui viennent d'être publiés à la Documentation française. La Commission européenne ne dit pas autre chose quand elle constate, qu'au regard des Etats-Unis et du Japon, il manque 700 000 scientifiques en Europe et donc de l'ordre de 100 000 en France. Or, c'est en ce début de siècle que se joue la qualité de notre recherche et de notre enseignement supérieur pour les trente ans qui viennent. Près de la moitié des scientifiques va devoir être remplacée en dix ans, du fait des départs en retraite. Passer de 2 % à 3 % du PIB pour la recherche implique d'accroître fortement le potentiel humain public et privé. Il faudra faire son deuil d'une politique de l'innovation ou du développement d'industries à forte valeur ajoutée, si on ne possède pas, pour ce faire, les gens formés par la recherche. .../... Considérant cette situation catastrophique, les états généraux de la recherche ont proposé une panoplie de mesures complémentaires à la fois pour que la recherche irrigue l'ensemble des activités sociales et pour attirer plus d'étudiants vers le doctorat et la recherche. Au moment où se prépare une loi d'orientation et de programmation de la recherche, le gouvernement doit faire de ce problème la priorité des priorités.

 

Extrait du journal « Libération » du 10 03 05, sur http://www.ecosysteme-croissance.com/presse/

 

En fait, la particularité de cette annonce d’une future pénurie vient du fait qu’il ne s’agit pas seulement de prospective « prédictive » : ce qui est préoccupant, c'est le décalage entre la production actuelle de futurs chercheurs et les objectifs que l'Union Européenne s'est fixés. Pour comprendre, il suffit de lire le rapport "Increasing human ressources for science and technology in Europe" [18], rédigé par le High Level Group on Human Resources for Science and Technology in Europe présidé par José Mariano Gago (source des données de l’OCDE citées par « La recherche »), On y lit que : "The Barcelona Summit also quantified the Lisbon objective in terms of increasing the percentage of average European GDP dedicated to research from the current level of 1.9% to 3% by 2010. In September 2003, the Commission published a Communication on ‘More Research for Europe: Towards 3% GDP’, and in April 20034, in a further Communication on ‘Investing in Research’, set specific targets in terms of the human resources necessary: “Increased investment in research will (must) raise the demand for researchers: about 1.2 million additional research personnel, including 700 000 additional researchers, are deemed necessary to attain the objective – on top of the expected replacement of the ageing workforce in research. [...] Therefore, a substantial increase in the number of PhDs is critical, which raises the question of the financial support for those entering such long-lasting studies. More PhD grants will be needed at sufficiently attractive levels.”

 

Quant à la France, le rapport OCDE renvoie à un rapport du Sénat (sous la direction de Joel Bourdin, n° 391, 2004 [19]) qui indique "la réalisation de l'objectif de 3 % de R&D est la création de 343 000 à 400 000 emplois dans la recherche (chercheurs, ingénieurs, personnels techniques et administratifs). La moitié environ de ce nombre correspond à des emplois de chercheurs. Il résulte de ces données que le système éducatif et universitaire devra former chaque année un nombre extrêmement élevé de chercheurs (de l'ordre de 10 000 à 15 000), soit certainement bien au-delà de ses capacités actuelles". Actuellement, la France produit annuellement Six à sept milliers [20] de docteurs en sciences et ingénierie). Tenir les objectifs de Lisbonne revient donc à en produire deux à trois fois plus …

 

En résumé, en signant à Lisbonne, la France s’est « engagée » (peut-être devrait-on plutôt dire « portée garante » de ces créations de postes. Et ce qui est jugé « alarmant » c’est que nous avons déjà qu’en tout état de cause, nous serions incapables de les pouvoir si ou quand ils deviendront patents.

 

Encadré 5 : Vers une Europe qui consacrera en 2010 3% de PIB à la Recherche

On trouve un bon résumé des objectifs du sommet de Lisbonne à la une des pages sur la "recherche scientifique" de la commission européenne

http://europa.eu.int/comm/research/conferences/2004/sciprof/index_en.html :

 

"In March 2000, the Lisbon declaration was approved: Europe should become the most competitive and dynamic knowledge-based economy in the world, capable of sustainable economic growth with more and better jobs and greater social cohesion. Scientific and technological development was since then at the core of EU objectives. In 2002, the EU Barcelona Summit called for an increase in the proportion of European GDP invested in research from 1.9 % to 3 %. In terms of human resources, an extra 0.5 million researchers (or 1.2 million research related personnel) are needed to meet that goal between now and 2010."

 

 

Ainsi, les cadres de l'EU trouvent qu'il faut s'inquiéter car il est catastrophique dans un tel contexte que les jeunes n'aient pas (plus) envie de devenir étudiants en "sciences et ingénierie"... Tel est bien le point clef : l’inquiétude majeure n’est pas liée à une baisse des flux d'étudiants en sciences, mais à l’impossibilité d’arriver à alimenter la croissance de plus de 500 ou 700 milliers de chercheurs pour 2010. La réthorique de la « désaffection » peut certes s’appliquer aux DEUG, mais elle est totalement impropre pour décrire l’ensemble du problème.

 

On voit bien qu’en filigrane ce qui est posé c’est la question de la certitude de ces créations de postes... La vraie feuille de route du sommet de Lisbonne, elle étrangement absente des colloques comme celui d'Amsterdam cité plus haut, c'est le calendrier des créations de cet "extra 0.5 million researchers (or 1.2 million research related personnel) [..] needed to meet that goal between now and 2010". Où seront-ils ces 500 000 chercheurs européens supplémentaires, qui les recrutera et les payera ? Voilà bien le problème central, et l'affichage de la réponse serait de nature à motiver les jeunes.

 

Y aura-t-il ou non un tel besoin de ressources humaines ? Quand se fera t’il sentir ? Visiblement, il n’impacte pas encore les grands établissements publics français de recherche finalisée : l’étude du Cereq citée plus haut [21]. En fait, ce qui rend les choses plus obscures c'est que les objectifs de +500 000 du sommet de Lisbonne ne resultent pas de la quantification des postes de chercheurs à créer, mais à l'inverse d'une profession de foi sur la nécessité de passer globalement de 1.9% du du PIB à 3% pour la "recherche". Avec une profession de foi en guise de feuille de route, comment savoir par qui ces emplois devraient être créés ? par la main invisible du progrès ?

 

En tout cas, la main invisible du marché elle ne suffira pas... Les rapports Bourdin (Sénat op.cit.) et Gago (OCDE, op. cit.) vont dans le même sens, les pouvoirs publics ne peuvent éviter de s'investir : "As most of the employment for researchers is created by industry, better conditions for the development of research by the private sector have to be reinforced in Europe if the Lisbon and Barcelona goals are to be met. On the other hand, the level of public funding per researcher in Europe is clearly well below that in the US. It is not surprising, therefore, that the number of European researchers, namely in the public sector, does not translate into the same level of working conditions and, consequently, of results. Scientists – especially young ones – need better salaries. The conditions and prospects for employment by the public sector (by universities, public research centres or other publicly funded research institutions) should be recognised as critical for the EU strategy. New human resources for SET will not be attracted at the required level unless governments translate their own political goals urgently into new research jobs and better career perspectives. In periods of economic slowdown, this conclusion is even stronger".

 

Et un peu plus loin, le clou est enfoncé "There is a general conclusion that the main emphasis on closing the 3% gap lies mainly with industry, so industry needs to promote careers in a more attractive way to prospective SET employees. However, it is not a job for industry alone. National governments, as well as the Commission, have a significant role to play and it is only through a coordinated approach that the problem can be solved. Good, well-remunerated, attractive careers in the public sector and academia need to be in place and marketed as such to future generations if the entire ERA and knowledge-based economy are to be fully realised. This is absolutely key to the future prosperity and competitiveness of the European zone".

 

Bref, tout le monde est donc d'accord : rêver à un simple retour d'affection des jeunes n'y suffira pas. Or, en employant des formulations inadaptées et décalées, les discours vagues et flous font courir deux risques. Le premier est celui du discrédit de ces discours en général, puisque de fait tout le monde peut constater dans les chiffres qu’il n’y a pas de désaffection. Le second risque, c’est de laisser croire aux jeunes et aux professionnels de l’orientation qu’il y aura avec certitude de l’embauche alors que rien ne prouve que la relance de la recherche aura forcément lieu et que force est de constater que dans beaucoup de secteur on ne renouvelle pas les départs à la retraite (les putatives cohortes d’informaticiens à créer pour le bug de l’an 2000 ou le passage à l’euro ont échaudé les professionnels de l’insertion), 

 

Sortir de ce brouillage, signifierait accepter de dire qu’en fait il s’agit là d’une profession de foi fondée d’une part sur une prévision de gestion prévisionnelle des ressources humaines transversale à de nombreux secteurs (vieillissement de la société) et d’autre part sur le pari de la relance effective des embauches dans la Recherche ; or en plein discours sur l’importance de l’enseignement des sciences, on vient de constater entre 2003 et 2004 une diminution de –21% du nombres de postes ouverts au CAPES scientifiques, et –15% à pour les agrégations ; et pour ne rien arranger, force est de constater que ces dernières années, le PIB consacré à la recherche n’a pas cru en France, bien au contraire. Selon le rapport 2004 de l’Observatoire des sciences et des technologies (OST) [22], « le ratio de la dépense intérieure de recherche et développement sur le produit intérieur brut (PIB) est de 2,23 % en 2001. Après une forte croissance entre 1971 et 1993 (année où il atteint son point culminant de 2,45 %), ce ratio a baissé continûment jusqu’en 2000 ». Depuis, selon la même source la tendance semble être à une légère reprise de croissance. Sera-t-elle suffisante pour oser doubler le taux de production de docteurs en « sciences et ingénierie » ?

 



[1] extrait du premier aliéna de la lettre de mission de J.-P. Raffarin pour commander le rapport Hammelin

[2] la suite de cet extrait du dossier de presse du rapport (titré « assurer le renouvellement des générations » est très étonnante : le  texte continue ainsi : « S'interroger, s'intéresser aux sciences est une chose. Affronter la matière aride de la science, accepter les règles strictes de la démarche scientifique en est une autre. Le découplage entre l'intérêt ludique pour les sciences et l'engagement dans un métier scientifique n'est cependant pas une fatalité. Par exemple, l'organisation par l'Allemagne en 2000 d'une « Année de la physique » a réussi à inverser la tendance, jusqu'alors à la baisse, des inscriptions d'étudiants en sciences physiques et en astronomie. Elle s'est maintenue depuis à la hausse. »

[3] Rapport Porchet, page 11 http://www.u-bordeaux1.fr/Colloque-Sciences/RapportPorchet.pdf

 

[4] Rapport Duverney, page 16 http://smf.emath.fr/Enseignement/Duverney.pdf

[5]  sources : DEP MEJENR, rapports Ourisson et Duverney.

[6] op. cit. p11

[7] op. cit. p 16

[8] Il en va de même en 3° cycle. Selon le dernier rapport de l’Observatoire des Sciences et des techniques (http://www.obs-ost.fr/faitsaillants2004.pdf ) : Les DESS connaissent une augmentation de 63 % entre 1996 et 2001. A l’inverse, les nombres de diplômes de DEA et de doctorat ont diminué, de 6% et 5% respectivement. Ainsi, au cours des cinq dernières années, les étudiants de niveau master se sont massivement tournés vers les DESS au détriment du cursus DEA et thèse qui prépare, entre autres, aux métiers de chercheur et de cadre de la R&D.

[9] November 14-15, 2005, OECD Global Science Forum and the Netherlands Ministry of Education, Culture and Science

[10] L'ensemble des contributions sont en ligne à http://www.caos.nl/ocw/programme.html dont un power point quantitatif http://217.148.169.10/ocw/3.%20Auriol-presentation.pdf

[11] 5300 pour 357 cité en 2003. Mais l’ordre de grandeur « plus d’un poste pour dix » se maintient d’année en année.

[12] http://www.ces.fr/rapport/doclon/05071112.pdf

[13] CEREQ NEF, n° 20, novembre 2005, résumé disponible à http://www.cereq.fr/pdf/Brev224.pdf

[14] publiée mars 2005 sur http://www.sauv.net/serieL.php

[15] Note qui poursuit quelques lignes plus loin : « L'idée domine aujourd'hui que les mathématiques, les sciences, l'économie ou la technologie sont plus " utiles " en termes de débouchés et d'emplois que les disciplines littéraires. Les élèves issus de la série L sont essentiellement orientés vers les métiers de l'enseignement ; or, ces métiers sont actuellement en partie dévalorisés, alors même que les voies pour y faire carrière sont extrêmement sélectives. L'image sociale de la réussite est liée aux études scientifiques dans le secondaire, aux études d'ingénieur ou de commerce dans le supérieur. Ces représentations révèlent une opacité et un manque de lisibilité du système en ce qui concerne les débouchés, qui ont pour corollaire une véritable difficulté à expliciter les compétences développées par les élèves qui s'engagent dans la filière L.

Cette tendance est aggravée par le fait que les élèves inscrits dans les séries S ou ES ont une possibilité importante de choix d’options dans des disciplines qui faisaient autrefois le prestige de la série littéraire – ce qui, de fait, lui a enlevé sa spécificité – et qu’inversement, la possibilité de continuer les mathématiques en série littéraire a été pour un temps supprimée. En conséquence, on voit les classes préparatoires littéraires recruter de plus en plus d'élèves de S, alors que l'obtention d'un bac L est discriminant pour l'entrée dans une filière d'études scientifiques. Il faut noter qu'à l'inverse, paradoxalement, l'université a de plus en plus de mal à faire le plein d'étudiants scientifiques et que de ce point de vue l'enseignement supérieur connaît une véritable crise... De tout cela il ressort que la série L est considérée comme une filière " par défaut ", par opposition aux séries S ou ES qui sont des filières " par cumul ". »

[16] Si tel était le cas, il s’agirait en quelque sorte d’un procès d’intention sur une présupposée attitude (voire des affects présupposés) des étudiants, leur  soi-disant désaffection des études scientifiques, pas celle du manque (actuel ou futur) de chercheurs ou de professeurs de sciences : «Ne cédez pas à l’attrait des filières professionnalisantes, aidez nous à montrer qu’il faut des postes de chercheurs et de profs. »

[17] cf par exemple l’article "le besoin de scientifiques à l'horizon 2010" inspiré du rapport Porchet (op. cit.) sur le site « euro sciences »  http://www.eurosciences.org/modules.php?name=Content&pa=showpage&pid=19

[18] op. cit. dans l’encadré 1, disponible à http://europa.eu.int/comm/research/conferences/2004/sciprof/pdf/final_en.pdf .

[19] , http://www.senat.fr/rap/r03-391/r03-391_mono.html

[20] En 2002, moins de 10 000 doctorats ont été soutenus. Les sciences humaines représentent 26 % des doctorats et les sciences sociales 17 %. Viennent ensuite les sciences pour l’ingénieur (14 %), suivies de la chimie et des mathématiques (environ 10 % chacune). La recherche médicale représente une faible part des doctorats (4 %), de même que la biologie fondamentale et la biologie appliquée-écologie (près de 5% chacune).  (source OST http://www.obs-ost.fr/faitsaillants2004.pdf )

 

[21] op. cit. Agnès Legay et Sylvie Monchatre du Cereq, NEF, 5-2005

[22] http://www.obs-ost.fr/faitsaillants2004.pdf